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Auguste Le DENTU: En route vers Coulmiers 9 novembre 1870

Auteur : Poulot  Créé le : 30/04/2013 11:07
Modifié le : 12/03/2017 09:05
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Les lignes qui suivent sont extraites du livre d'Auguste Le DENTU

chapitre V.   Elles sont reproduites ici avec l'aimable autorisation

de Charles le DENTU

 

En route vers Coulmiers

 

Le 9 novembre, nous quittâmes Plessis-Léchelle à six heures et demie du matin. Il faisait encore nuit. Le temps, pluvieux les jours précédents, était froid et légèrement brumeux.

Les infirmiers riaient et chantaient. Leur gaieté nous gagna. Nous suivions avec entrain la route de Briou et de Lorges.

Lorsque le jour fut bien clair, nous vîmes au-dessus de nos têtes un immense ruban noir. Ce ruban oscillait dans divers sens, tantôt s’élargissant, tantôt se rétrécissant. Il occupait une vaste étendue du ciel. Au bout de quelques instants nous pûmes constater distinctement qu’il était constitué par un sombre infini de points noirs. Puis un concert de croassements descendit jusqu’à nos oreilles. C’étaient des corbeaux. Par leur nombre (il y en avait des milliers, peut-être des millions), par leurs gigantesques évolutions exécutées avec une précision remarquable et par la variété de leurs manœuvres, qui révélaient l’influence d’une volonté et d’un commandement, ils rappelaient ces bandes ailées que Théophile Gautier représente dans son voyage en Russie, accourant des profondeurs de l’horizon vers le vieux Kremlin de Moscou, pour demander une fois encore à ses coupoles, à ses créneaux, à ses clochers, le gite nocturne qui ne leur faisait jamais défaut.

Par intervalles, leurs cris sinistres emplissaient l’air d’une note plus bruyante et plus soutenue. Ils se divisèrent en plusieurs bataillons, qui prirent des directions différentes, comme s’ils s’étaient fait un partage du coin de terre au-dessus duquel ils planaient.On aurait dit qu’ils flairaient un régal.

Deux heures plus tard, le canon grondait.

Nous avions rejoint à Villermain les bagages du seizième corps. Là, il avait fallu s’arrêter plus d’une heure pour laisser passer la cavalerie et une partie de l’artillerie ; alors le convoi s’ébranla. Je voulus en prendre la tête. Un intendant me barra le passage. Telle était la façon dont on facilitait nos services. Je parvins néanmoins à me faufiler au milieu des chariots ; mais le chemin que suivant le convoi était encore trop étroit pour qu’il fût possible de le dépasser.

Ce ne fut qu’un peu plus loin, à Mézières, que nous entendîmes la canonnade ; il était dix heures. Je ne me doutais même pas qu’on se battrait se jour-là. Nous avions, il est vrai, rencontré le matin, au croisement de deux routes, le général d’Aurelles et son état-major ; mais ne connaissant personne parmi tous ces officiers et n’étant point attaché au quinzième corps, je n’avais pas pris de renseignements.

Le bruit du canon dissipa mon ignorance. On comptait deux ou trois coups par seconde, les uns sourds, les autres éclatants. Une épaisse fumée blanche commençait à couronner les hauteurs où l’artillerie avait choisi des positions favorables.

Mon cheval avait de la peine à tenir en place. Je partis au galop vers le plus proche village ; une ambulance militaire y attendait le moment d’avancer. Les projectiles n’arrivaient pas jusqu’à nous.

A mon retour à Mézières, j’eus la plus grande peine à dégager mes fourgons de toutes les voitures qui les entouraient. Les cochers n’y parvinrent qu’en passant dans des terres détrempées, dans lesquelles les roues enfonçaient profondément.

Une autre section du convoi encombrait déjà le village de Bizy, celui où je venais de pousser une pointe. Une halte générale nous retint là immobiles. Impatienté de ce retard, je fis prendre à l’ambulance une route libre de voitures ; tout ce que je savais d’elle, c’était qu’elle nous rapprochait du théâtre de l’action. Elle nous conduisit à une grande ferme. Me séparant pour un instant de mon monde, je partis seul à l’aventure. J’atteignis rapidement une autre ferme où était installé le grand quartier général ; puis, tournant à droite, j’arrivai sur le haut d’un plateau, juste à point pour assister à la prise de possession du village de Baccon. Les réserves allaient y entrer. Elles s’avançaient posément, dans un ordre parfait ; leurs grandes lignes déployées en bataille sillonnaient la plaine en deçà du village. La fusillade continuait au-delà.

 

Néanmoins, l’action se ralentissait visiblement de ce côté ; à l’aile gauche, au contraire, elle acquérait une extrême vivacité. C’était évidemment là qu’on avait besoin de nous ; c’était là d’ailleurs que le seizième corps était engagé.

Je revins au galop vers l’ambulance et la dirigeai sur un village que je voyais à peu de distance sur la gauche. Mais, hélas ! Nous n’avions échappé au convoi une première fois que pour nous heurter de nouveau l’obstacle qu’il opposait à notre marche. Impossible d’avancer à notre gré !

On nous fait prendre des chemins de traverse à peine praticables ; nous traversons successivement Champdry et Villorceau. Sur ce dernier point, nous nous rendons compte des manœuvres de l’artillerie. Les batteries, déployées en bataille à peu de distance de nous, se déplacent après chaque décharge, afin de ne pas offrir à l’ennemi un point de mire fixe. La canonnade est vive devant nous et sur la gauche. Le mot de victoire commence à circuler. D’ailleurs le convoi continue sa marche en avant, ce qui est la meilleure preuve du succès. Baccon, un des points de résistance de l’ennemi, est occupé. Une épaisse fumée nous cache les autres parties du champ de bataille.

Je profite d’une occasion favorable et d’un élargissement de la voie dans le village pour prendre la tête du convoi. De profondes ornières rendent la marche très-pénible dans l’affreux chemin d’exploitation où sont engagés mes lourds fourgons. Nous finissons cependant par atteindre Saintry ; mais il est près de cinq heures du soir, et malgré notre départ matinal, malgré tous mes efforts pour passer devant l’interminable convoi des deux corps d’armée, malgré notre désir ardent de nous rapprocher le plus possible des lignes de bataille, nous n’avons pu rejoindre les troupes qu’à la fin de la journée !

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour se rendre compte de tout le chemin que nous avions parcouru inutilement.Un ordre de marche émanant du quartier général, et donné avec la précision ordinaire en pareille matière, nous eût épargné l’ennui d’arriver aussi tard.

Si, le 7 dans l’après-midi, le général Barry m’avait dit ceci : « Partez demain matin par la route qui conduit directement de Pontijoux à Marchenoir » au lieu de me dire : « Nous partons demain matin pour Marchenoir, » je n’aurais pas pris la même route que le convoi, nous ne serions pas arrivés à Marchenoir après le départ de toutes les troupes, nous ne serions pas allés nous casser le nez au fossé qui, dans la forêt, coupait la route de Lorges, et nous aurions atteint le même jour Mézières, où était le quartier général du seizième corps.

 

Un irrésistible élan entraîna l’ambulance sur la grand’route conduisant de Saintry à Coulmiers. Quelques morts étaient étendus sur le sol. Des incendies avaient éclaté sur cinq points différents ; de larges gerbes de feu s’élançaient vers le ciel. La canonnade et la fusillade continuaient leurs tonnerres et leurs crépitements au milieu de ces lueurs sinistres, malgré l’obscurité qui commençait à couvrir la plaine. On ne distinguait plus rien. S’orienter était devenu presque impossible.

Le bruit se répandit que nous étions vainqueurs sur toute la ligne. Le village de Coulmiers avait été hardiment enlevé. Nous ne savions rien de plus précis ; mais comme nous avions avancé sans interruption depuis le matin, et que nous foulions en ce moment un sol que l’ennemi avait foulé quelques heures auparavant, nous fallait-il d’autres preuves de notre victoire ! Un rayon de joie illumina nos visages, lorsque la certitude d’un succès nous fut acquise.

La France venait de prendre une petite revanche de ses grands désastres, et cela, avec des troupes neuves, n’ayant pour la plupart jamais vu le feu, amassées à la hâte et instruites avec une précipitation inquiétante. Il n’était plus permis de désespérer de l’avenir ; nous avions une armée, une armée victorieuse, à qui était peut-être réservé le glorieux rôle de venger l’honneur du pays.

Cette grande satisfaction fut malheureusement tempérée chez moi par des préoccupations nouvelles. Porter secours aux blessés dans le plus bref délai, tel devait être mon principal souci ; mais je voyais surgir des difficultés d’exécution de plusieurs sortes. Il nous aurait fallu des voitures et des locaux convenables. Nous n’avions rien de tout cela sous la main. Les fourgons étaient bondés de linge et d’objets de pansement, et nullement disposés pour les transports de blessés ; ce n’était pas avec l’omnibus, chargé de dix-huit cantines, que nous pouvions songer à nous aventurer la nuit dans des terres ramollies par la pluie. Enfin, je savais que deux ambulances militaires occupaient Coulmiers, qu’une ambulance Bavaroise y avait été faite prisonnières, et que P… avec son ambulance, avait dû s’installer quelques part, derrière le quinzième corps. Le seizième corps était à gauche dans une région que l’obscurité rendait déjà impénétrable à nos regards.