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Auguste Le DENTU sur le champ de bataille à Epieds en Beauce et ses environs

Auteur : Poulot  Créé le : 30/04/2013 13:49
Modifié le : 12/03/2017 09:06
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Les lignes qui suivent sont extraites du livre d'Auguste Le DENTU

chapitre V.

Elles sont reproduites ici avec l'aimable autorisation de Charles le DENTU

 

Saintry, Epieds, Champs, Pressailles

 

Je me rabattis sur Saintry, où il y avait un certain nombre de blessés. Un des chirurgiens et son escouade en furent chargés. Les comptables firent de vaines recherches pour se procurer des voitures. Celles du convoi prenant leurs places pour la nuit, l’artillerie, l’infanterie revenant à des positions plus favorables, encombraient les routes et la grand’rue du village. Les soldats, joyeux pour la plupart, rendus bruyants par un reste d’excitation, criaient pour se rallier autour de leurs chefs, les numéros de leurs régiments, bataillons et compagnies. Au milieu de ce tohu-bohu, qui n’était cependant pas du désordre, il était difficile de se reconnaître. C’était avec peine qu’une fois sorti du village, je pouvais retrouver la maison où j’avais établi mon quartier.

Après avoir donné nos soins aux blessés de Saintry, nous trouvâmes dans une grange un toit pour la nuit. Il était environ dix heures. Les incendies répandaient encore au loin leur lueur sinistre ; c’étaient des fermes et des meules, où les obus avaient mis le feu. De nombreux bivouacs entouraient le village. Peu à peu le silence se fit ; les soldats, fatigués de leur émouvante journée, s’endormirent sous leurs petites tentes.

D’après le bruit qui courait, on s’attendait à une nouvelle bataille pour le lendemain. Cette supposition, accréditée parmi beaucoup d’officiers, atténuait à nos yeux l’importance de notre succès. La journée n’avait donc pas été décisive, puisqu’on craignait un retour offensif de l’ennemi.

Le lendemain 10, à six heures du matin, un grand bruit de voix nous réveilla. Le prévôt de l’armée, un lieutenant-colonel de gendarmerie, escorté de plusieurs gendarmes, venait nous prier d’évacuer la place, et cela de telle façon qu’il n’y avait rien à répliquer. Pourquoi ? Pour enfermer des prisonniers dans cette grange où nous avions trouvé un refuge.

Aurait-on usé de la même brusquerie envers des chirurgiens militaires ? Évidemment non ; mais avec nous il n’y avait pas tant à se gêner. Nous n’eûmes cependant pas un instant l’idée de nous plaindre. Ce mot de prisonniers chatouillait agréablement nos oreilles. Il portait en lui une nouvelle affirmation de notre victoire. C’en était assez pour nous rendre insensibles à un procédé blessant.

Nous quittâmes la place après nous être frotté les yeux ; ce fut toute notre toilette.

Cinq ou six cents Bavarois étaient rangés devant la grange. Ils paraissaient parfaitement tranquilles, presque souriants. D’ailleurs, où auraient-ils pu trouver un sujet d’inquiétude ? Pas une parole dure ne leur était adressée ; pas un geste menaçant ne partait du groupe de paysans qui les contemplaient en simples badauds. Je vois encore un gaillard de six pieds, à qui un gendarme s’évertuait à expliquer qu’ils auraient tous la même ration que les soldats français. Il fumait paisiblement sa grande pipe de porcelaine et ne daignait pas même répondre au gendarme ; il est vrai qu’ils ne s’entendaient pas le moins du monde. Je vins au secours du Pandore. Le Bavarois comprit, mais n’eut pas l’air étonné. Celui-là savait peut-être que la générosité est trop enracinée dans le cœur des Français pour en être complètement chassée, même par le désir de vengeance le plus légitime.

Voilà comment j’ai vu traiter les prisonniers Allemands. On saura plus loin par quels procédés les Allemands répondaient aux nôtres.

Le jour était levé. Je montai à cheval et m’élançai vers le champ de bataille. Je gagnai d’abord Epieds situé à quinze cents mètres, puis je me dirigeai vers le village de Champs, voisin de Saint-Sigismond. C’était de ce côté qu’avaient été tirés les derniers coups de canon. Les morts de la veille jonchaient le sol ; ils n’étaient heureusement pas fort nombreux. Au-delà de la ferme de la Borbeuse, qui brûlait encore, il y en avait un certain nombre dans un petit espace. Quelques-uns avaient été affreusement mutilés. Je vis là un pauvre diable qu’un obus avait frappé au ventre ; ce n’était plus qu’une bouillie. Un autre se tenait encore une poignée de cheveux ; sa main crispée disait assez dans quelles souffrances il avait rendu le dernier soupir.

Sur un des côtés de la route gisaient un chasseur et deux chevaux. L’un de ces derniers avait les reins défoncés ; le chasseur, frappé sans doute du même coup, était tombé à côté de lui. L’autre cheval respirait encore, mais si peu qu’on l’aurait cru mort, si de temps en temps il n’eût tourné lentement la tête vers la route. La malheureuse bête attendait sa fin avec une sorte de morte résignation qui tenait du stoïcisme ; je m’y serais intéressé, sil elle n’eût pas été entourée de cadavres humains.En passant près de ce groupe, mon cheval prit peut, fit un écart et partit au galop. Peut-être de son côté se disait-il : « Voilà un pauvre diable d’homme qui a la tête cassée. Je m’y intéresserais s’il n’y avait autour de lui tant de cadavres de chevaux. »

Plus loin, j’atteignis les premières maisons du village. C’était là que m’attendaient les plus pénibles impressions. Tous les blessés avaient été relevés dès la veille, où avaient gagné eux-mêmes les abris les plus proches. Un jeune lieutenant de mobile me conduisit auprès d’eux. Je leur promis de prompts secours. Pour le moment, je ne pouvais que m’assurer des endroits où ils se trouvaient.

Il y avait, dans ces maisons encombrées, des morts et des blessés côte à côte. Les mêmes tableaux, déjà contemplés bien des fois, s’offraient de nouveau à mes yeux ; c’était les mêmes visages pâlis par la stupeur et les hémorragies, les mêmes plaintes arrachées par la douleur et l’angoisse ; c’était encore cette odeur suffocante de sans caillé, cent fois plus affreuse que l’odeur exhalée par les plaies suppurantes.

Je terminai ma tournée par le hameau de Pressailles, où s’étaient réfugiés un certain nombre de blessés.

Sur une table, dans la chambre d’un paysan, un képi de capitaine d’état-major, percé d’une balle immédiatement au-dessus de la visière, attira mon attention. Ce paysan l’avait ramassé sur le champ de bataille. Je sus dans la journée que de Gravillon, capitaine d’état-major, un de mes camarades de collège, avait été frappé d’une balle à la tête à côté du général Barry, au moment où celui-ci avait entraîné à sa suite les mobiles de la Dordogne contre le parc fortifié de Coulmiers. C’était son képi que le hasard avait placé sous mes yeux le matin.

De retour à Epieds, j’offris mon aide à M. Chapuis, chirurgien en chef de la première division du seizième corps. L’intendant M. Brou, et lui, me proposèrent de me charger de tous les blessés du village, parce qu’il était déjà question d’une marche en avant, et que leur ambulance devait bientôt recevoir l’ordre de suivre ce mouvement.J’acceptai avec empressement. Deux heures après j’arrivais à Epieds avec le plus grand nombre des médecins et des infirmiers, après avoir laissé un assez fort détachement à Saintry. Étant parvenu à me procurer un certain nombre de charrettes, j’envoyai chercher des blessés partout où l’on m’en signalait la présence ; mais les chemins étaient tellement encombrés que ces transports absorbèrent l’après-midi. Le soir nous ne comptâmes deux cent quatre-vingts, tant Bavarois que Français, soit à Epieds, soit à Saintry.

L’église seule d’Epieds en contenait plus de cent cinquante. On les avait placés entre les bancs, dans les passages, dans le chœur, sur les marches de l’autel. Des planches avaient été posées par-dessus les dossiers des bancs, de manière à constituer un étage. La sacristie nous servit de salle d’ »opérations. Les murs en furent bientôt piqués par d’innombrables taches de sang.Outre l’église, la mairie, les écoles, les granges et les maisons particulières, comme à Gravelotte et à Sedan, étaient encombrées.

J’eus plusieurs amputations à faire ce jour-là ; les pansements nous tinrent jusqu’à la nuit courbés sur tous ces malheureux. A dix heures et demie seulement nous pûmes songer à prendre quelque nourriture ; encore fallut-il pour cela aller jusqu’à Saintry et revenir à Epieds pour nous coucher.

Épuisé de fatigue, je me jetai comme une masse inerte sur le matelas que je trouvai dans une maison voisine de l’église.

La journée avait été rude sous tous les rapports. Le matin de bonne heure une véritable tourmente de neige nous avait enveloppés, une neige qui fondait sur les manteaux et les chaussures, et les pénétrait d’une froide humidité. Une atroce onglée m’avait forcé plusieurs fois à descendre de cheval.

La ferme de la Borbeuse, dont l’incendie durait encore, exerçait autour d’elle, par ce temps humide et froid, une irrésistible attraction. Un grand cercle de soldats entourait le vaste brasier. Je me glissai un instant au milieu d’eux, et tandis que la bienfaisante chaleur pénétrait mes membres engourdis, je ruminais cette pensée où perçait l’égoïsme effrayant qu’engendre la guerre : « Au moins voilà un incendie qui sert à quelque chose ! »

L’artillerie défilant sous ce tourbillonnement d’énormes flocons, offrait un beau spectacle. Hommes, chevaux, canons étaient largement mouchetés de blanc ; hommes et chevaux se laissaient mouiller sans sourciller. Ils n’en allaient ni plus vite, ni plus lentement. Du haut de la côte que domine Champs, le coup d’œil était saisissant.

La fonte de la neige convertit rapidement le terrain en une boue claire. Dans les champs, les pieds des chevaux enfonçaient de quarante centimètres ; les chemins seuls étaient praticables. Bien que l’on eût de l’eau jusqu’à la cheville, le sol y offrait plus de résistance. Gravelotte était dépassé.

Une partie des troupes alla prendre des positions plus avancées ; il en resta pourtant beaucoup à Epieds et aux environs. Le soir, des feux nombreux s’allumèrent autour du village.

Vers quatre heures, nous avions appris une bonne nouvelle, l’évacuation d’Orléans par les Bavarois ! Alors seulement nous avions connu les résultats de notre victoire et quelques détails de la bataille.

 

L’armée avait fait deux mille prisonniers, et s’était emparée de deux canons. Si la cavalerie eût été mieux conduite par le général Reyau, et si celui-ci n’avait pas pris pour des escadrons ennemis les éclaireurs de Lipowski, l’aile gauche, pivotant sur l’aile droite, eût coupé la retraite aux Bavarois, et c’en était fait de ce corps d’armée surpris par la vive attaque de nos jeunes troupes ; mais, que pas une fois dans cette maudite guerre nous n’obtiendrions un succès complet !

Les jours suivants, nos occupations se régularisèrent ; néanmoins la besogne ne diminuait pas, et quand venait le soir, le sommeil nous gagnait rapidement. A Epieds, comme presque partout où nous avions passé, le plus grand nombre d’entre nous couchait sur la paille. Les draps de lit que je me procurai dans une humble maison étaient tellement humides qu’on aurait pu en exprimer l’eau sans les tordre très-vigoureusement.

Bientôt de nombreuses voitures arrivèrent d’Orléans. On venait nous demander des blessés pour les soigner dans les maisons particulières converties en ambulances. Cet empressement aurait été fort louable, s’il eût été toujours tout à fait désintéressé ; mais un mobile peu avouable poussait un certain nombre de ces philanthropes improvisés à faire de la charité quand même. De même qu’ils avaient pris le brassard dans l’espoir de mettre leur personne à l’abri de tout danger, de mêmes ils voulaient s’assurer d’une sauvegarde pour leurs maisons. Aussi, c’était à qui aurait son blessé ou du moins sa demi-douzaine ; car il est stipulé dans la convention de Genève que toute maison qui ne renferme pas au moins six blessés ne peut être considérée comme une ambulance, ni jouir des droits et prérogatives attachés à cette qualification.

Étant persuadé de mon côté que l’armée ne tarderait pas à marcher sur Paris, je ne demandais pas mieux que de faire de nombreuses évacuations sur Orléans. N’ayant rien de ce qu’il eût fallu pour constituer une ambulance sédentaire, j’agissais dans l’intérêt des blessés en les envoyant le plus tôt possible là où ils devaient trouver des lits et une nourriture en rapport avec leurs besoins.

Au bout de deux semaines il m’en restait à peine une vingtaine ; c’étaient pour la plupart des amputés incapables de supporter les fatigues d’une étape, même en voiture. Ces malheureux moururent presque tous très-rapidement, les uns du tétanos, les autres d’intoxication putride à forme aiguë. L’atmosphère de ce village avait été infestée avec une rapidité inouïe par suite de l’encombrement considérable des premiers jours.

 

Les habitants d’Orléans remplirent pour la plupart leur devoir envers les blessés qu’ils avaient pris à leur charge ; ils leur donnèrent tous les soins qui leur étaient dus. Mais, il y eut, paraît-il, quelques honteuses exceptions.

Plusieurs d’entre eux, voyant que l’heureux résultat de la bataille de Coulmiers se soutenait, et commençant à croire que les Prussiens ne mettraient plus les pieds dans leur ville, se débarrassèrent au plus tôt, sans autre forme de procès, des soldats qu’ils avaient recueillis. N’ayant plus besoin d’un palladium, que risquaient-ils à jeter à la porte de leur maison des inconnus qui mangeaient leur pain ?

Ils les chassèrent ; ils furent infâmes à ce point (1).

 

  1. (Je ne me permettrais pas de rapporter ce fait dont je ne pourrais fournir, je dois l’avouer, de preuves absolues, si les bruits qui se répandirent alors n’avaient eu une réelle consistance. En tous cas, j’aime à croire qu’il y a eu exagération et je serais heureux qu’on pût me démontrer qu’il n’y avait rien de vrai dans tout cela. Les fâcheuses exceptions, auxquelles il est fait allusion ici, ne sauraient en rien porter atteinte à l’honneur des habitants d’Orléans. Il serait tout à fait injuste de faire partager à tous la responsabilité de quelques défaillances individuelles.)

 

Vous tous qui semblez avoir pris à tâche de personnifier pendant cette lamentable période la bassesse et la lâcheté ; vous, bourgeois égoïstes et cruels, qui refusiez aux défenseurs de vos familles et de vos biens un asile que la peur vous avait poussés à leur offrir quelques jours auparavant ; vous, qui plus tard faisiez la courbette devant le vainqueur avec une souplesse d’échine, dont vous ne vous croyiez pas capables ; vous, qui possédiez au plus haut degré l’art d’apprivoiser le soldat ennemi, en prévenant tous ses désirs ; vous, qui saviez si bien rendre douce aux officiers une hospitalité imposée par le sabre, et qui par vos délicates attentions chassiez de leurs cœurs toutes tristesses et tous les regrets ; vous paysans stupides et méchants qui ne vouliez pas nous vendre vos denrées, qui les refusiez aux soldats français, même à prix d’argent, sous prétexte que vous n’auriez plus rien à donner aux Prussiens, quand ils viendraient ; vous, qui redoutiez les francs-tireurs plus que les uhlans, non parce que quelques-uns d’entre eux vous volaient et vous maltraitaient, mais parce que leur présente dans vos villages pouvaient y attirer la torche ennemie ; vous, qui poussiez l’infamie jusqu’à les dénoncer dès leur apparition, afin de mériter une bonne note et de vous ménager de bons traitements ; traîtres qui n’avez jamais compris le mot patrie, et dont l’horizon moral n’a jamais dépassé les limites de votre champ ou la clôture de votre jardin ; vous, approvisionneurs officiels des armées ennemies, spéculateurs éhontés qu’enrichissait une odieuse trahison renouvelée chaque jour, et qui sans vergogne en receviez le prix de la main qui depuis plusieurs mois frappait à coups redoublés sur la France terrassée ; l’histoire vous flétrira, la postérité vous maudira ; mais que le présent commence par vous démasquer ; que chacun de ceux qui vous ont vus de près, comme moi, proclame bien haut vos lâches menées ; que le souvenir de vos crimes, révélé par de nombreuses bouches, trouble votre conscience, si votre cœur est encore accessible au remords, et que la France sache bien, au jour de la revanche, si son peuple ébranlé par la crainte de nouveaux désastres, hésitait un instant avant de se précipiter à la frontière, et qu’il fallût ranimer les courages par quelques sévères exemples, que c’est par vous tous qu’il faudrait commencer.