Auguste Le DENTU: Installation de l,ambulance à Terminiers
Les lignes qui suivent sont extraites du livre d'Auguste Le DENTU
chapitre VII.
Elles sont reproduites ici avec l'aimable autorisation de Charles le DENTU
Installation de l'ambulance à Terminiers
Il y avait à peine une heure que nous étions à Terminiers, quand M. de Combarieu m’annonça qu’il venait de recevoir l’ordre de quitter le village et me pria de me charger de ses blessés. Naturellement j’acceptai, mais cet ordre de départ me donna à réfléchir. Si le quartier général quittait Terminiers, c’est que les choses ne marchaient pas bien. Le commencement de la journée avait été si malheureux, que la retraite s’imposait sans doute comme la conséquence nécessaire d’une bataille mal engagée. Nous allions rester seuls dans ce village, livrés à nous-mêmes et aux hasards de la lutte. J’acceptai la situation telle qu’elle se présentait et je pris le parti de séjourner à Terminiers jusqu’à nouvel ordre, me réservant de régler ma conduite sur le cours des événements.
En un clin d’œil, les infirmiers militaires eurent replacé dans les fourgons les boîtes d’instruments et les paniers de linge à pansements ; et, sans tarder, l’ambulance du quartier général avait évacué la place. Celles de la première division du seizième corps et des mobiles de la Vienne ayant suivi son exemple, il n’y eut bientôt plus que nous dans ce village désert. Les habitants avaient disparu comme par enchantement ; quelques-uns, moins effarouchés par la canonnade, étaient restés dans leur maison.
Je montai une première fois dans le clocher de l’église. Une immense plaine parsemée de villages et de rares bouquets de bois se déroulait devant moi. En face, à une distance qui me parut considérable, une ligne de batteries ennemies faisait un feu bien nourri. La lorgnette était nécessaire pour distinguer les hommes. Nos batteries, établies sur un petit monticule immédiatement à gauche du village semblaient riposter avec avantage. Plusieurs régiments, rangés derrière l’artillerie, attendaient l’arme au pied le moment d’intervenir. Tout ce monde-là paraissait calme. L’infanterie ennemie se voyait très-peu ; elle était sans doute cachée dans les villages et les bouquets de bois.
Sur la droite, au voisinage d’une petite ville qui ne pouvait être qu’Artenay, une lutte active était engagée. Les détonations multipliées du canon, la crépitation sinistre des mitrailleuses se détachant dans ce concert continu en notes déchirantes, le brut de la fusillade, la fumée épaisse qui planait au-dessus du champ de bataille, tout indiquait que le quinzième corps était vigoureusement attaqué.
Entre lui et nous, la plaine était libre. Il me sembla qu’il y avait un danger dans cet éloignement de deux corps d’armée destinés à agir d’ensemble et en mouvements concertés. L’ennemi pouvait se précipiter dans cet espace d’au moins huit kilomètres, rejeter le quinzième corps sur Orléans, le seizième et le dix-septième sur la forêt de Marchenoir, et il n’y avait pas un homme à droite de Terminiers !
Ainsi disposée, l’armée avait deux aile; elle n’avait pas de centre, et ses deux ailes étaient si éloignées l’une de l’autre, que le général en chef d’Aurelles de Paladine ne pouvait absolument pas se rendre compte de ce qui se passait du côté de Patay.
Tout en me livrant à ces réflexions stratégiques, je portai les regards en arrière, sur la route que nous avions parcourue pour arriver jusqu’à Terminiers. J’aperçus les fourgons des ambulances militaires qui reprenaient la direction de Patay ; puis, en quelques instants, le spectacle changea. Le dix-septième corps accourait au secours du seizième. Ses trois divisions s’avançaient en ordre de bataille à travers champs. Les grandes lignes noires formées par les régiments et les bataillons se détachaient en traits d’une régularité parfaite. On aurait pu se croire sur un champ de manœuvres.
Peu à peu le dix-septième corps vint se masser à gauche de Terminiers, derrière le monticule occupé par l’artillerie. Plusieurs fois pendant la journée je gagnai mon observatoire ; chaque fois je constatais quelque changement dans la position des deux armées. J’eus un moment la fausse joie en apercevant une colonne prussienne qui semblait battre en retraite ; mais son mouvement s’opérait avec tant de calme que ma joie fut vite tempérée par la réflexion.
Il devenait à chaque instant plus évident que l’action s’éloignait de Terminiers et se reportait sur la gauche. Comme, d’autre part, une épaisse fumée s’élevait de la plaine aux environs de Patay, et que le combat avait commencé le matin à une certaine distance en avant de ce bourg, il n’y avait pas à douter que l’ennemi ne cherchât à tourner notre aile gauche. Pour empêcher l’armée d’être prise de flanc, le général Chanzy lui avait fait faire une vaste conversion sur la gauche, autour de Terminiers comme pivot, si bien que, autant qu’on pouvait en juger la direction de notre ligne de feu, elle formait un arc de cercle convexe en avant, appuyé par son extrémité droite sur Terminiers, et par son extrémité gauche sur Patay. La canonnade était d’une violence extrême en avant de ce bourg ; impossible de rien distinguer à plus de mille mètres à notre gauche. De notre côté l’engagement perdait peu à peu de sa vivacité. Il n’y avait pas de mêlée ; l’infanterie donnait peu, l’artillerie continuait à gronder sur tous les tons, suivant le calibre des pièces.
A Artenay, la situation semblait stationnaire. Nous n’avancions pas, mais nous ne reculions pas. Vers cinq heures, la canonnade s’éloigna un peu ; cela pouvait s’expliquer aussi bien par un mouvement en avant que par un mouvement en arrière.
En avant de Patay, la bataille dura jusqu’à la nuit. Malgré l’inclinaison au sud de notre aile gauche, mon impression définitive fut que le résultat de la journée était indécis. Rien ne pouvait me donner à penser que nous étions battus. Sauf la translation en masse de l’armée de droite à gauche, je n’avais assisté à aucun mouvement bien net en arrière depuis midi. Mais il ne fallait pas oublier que nous avions perdu dans la matinée tout le terrain compris entre Terminiers et les villages de Loigny et de Lumeau, situés en face de nous, de l’autre côté de la plaine.
Les quelques moments que je passai dans le clocher furent de courte durée. Le soin des blessés m’avait occupé, comme on pense, pendant presque toute la journée.
Le départ précipité des ambulances militaires avait laissé à ma charge tous les blessés déjà arrivés dans le village. Les écoles et deux granges en étaient pleines.
Il fallait néanmoins songer à ceux qui ne pouvaient pas venir à nous ; mais où trouver des moyens de transport ? Il ne restait dans le village ni une charrette ni un cheval. Mes fourgons étaient pleins d’objets de pansement et de notre matériel de campement ; c’eût été folie que de les vider en un pareil moment. Ils n’étaient du reste pas disposés pour le transport des blessés.
D’autre part, tous les hommes frappés autour de Terminiers ayant été ramassés, il eût fallu, pour en rapporter quelques-uns des localités éloignées, leur faire faire sur des brancards un fort long trajet ; or les transports à bras sont matériellement impossibles, lorsque le trajet à parcourir est considérable. Enfin mes infirmiers n’étaient pas trop nombreux pour les blessés que nous avions déjà à notre charge.
Une autre circonstance propre à augmenter les difficultés de notre position était l’état de mes deux chevaux de selle. L’un deux, l’alezan, s’était fait une large entaille au genou sur une pierre de l’abreuvoir de Chaingy ; l’autre avait sur le dos un abcès qui l’empêchait de supporter la selle. Je me bornai donc forcément à aller plusieurs fois sur la grand’route à quelque distance à gauche du village. L’omnibus prenait de temps en temps la même direction et se remplissait bientôt des blessés qu’il rencontrait.
Quand vint la nuit, c’est-à-dire vers cinq heures de l’après-midi, je me rendis une dernière fois sur la grand’route. Bon nombre de mobiles revenaient vers Terminiers, disant qu’on se sauvait. « C’est vous qui vous sauvez et qui êtes des lâches, » leur dit alors un lieutenant de ligne arrêté près de moi. Et il les obligea à rebrousser chemin et à rejoindre leur régiment.
Peu à peu les troupes reprirent leurs positions Pour la nuit. L’artillerie de réserve campa immédiatement à gauche du village derrière le moulin ; l’infanterie occupait le village et les champs voisins en avant et en arrière. Les feux des bivouacs s’allumèrent tout autour de nous. Le moral de l’armée semblait assez bon. Évidemment, nous n’avions pas été battus, mais il m’était impossible d’avoir aucune information précise sur ce qui s’était passé du côté de Patay ; tant il est vrai qu’il ne suffit pas d’être à la source des nouvelles pour être bien renseigné.