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Louis Champdavoine raconte l,occupation d'Epieds en Beauce en 1870

Auteur : gaston  Créé le : 07/05/2024 17:57
Modifié le : 09/05/2024 13:56
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Notre Pays Loire-Beauce a été l’un des théatres principaux des combats de cette guerre que l’on qualifie souvent d'oubliéee : . plusieurs personnes ont découvert dans leurs archives familiales des documents rapportant les évènements survenus jour après jour pendant cette fin de l’année 1870 et début de l’année 1871.

Ayant la fibre mémorielle, ils se sont tournés vers < loirebeauce-encyclopedia.fr> afin de faire connaître et partager le vécu de leurs aieux . C’est le cas de Gilles Champdavoine dont l’arrière grand-père, Louis fut instituteur, ainsi que le père de ce dernier, Honoré, instituteur à Epieds en Beauce pendant la guerre de 1870

Nous transcrivons ci-après le récit de Louis Champdavoine qui, agé de cinq ans en 1870, a écrit ultérieurement, sous le contrôle de son père Honoré et d’autres personnes de cette commune le récit de ces 153 jours d’occupation.

Couverture et première page du documents rédigé par Louis Champdavoine

Honoré Champdavoine à 20 ans, Son fils Louis à 6 ans

Ce fut le jeudi 13 octobre 1870 dans l’après-midi que les premiers Prussiens firent leur apparition dans le bourg d’Épieds. C’étaient deux hussards de la mort. Leur uniforme était noir foncé, ils étaient coiffés d’une petite toque noire en fourrure dont le sommet se terminait par une sorte de bourse rouge, sur le devant, on voyait une tête de mort et deux tibias entrecroisés. Ces funèbres ornements en métal blanc tranchaient vivement sur le fond noir de la toque. Ces hommes portaient une barbe rousse. Ils s’avançaient lentement au pas de leurs chevaux, la carabine à la main, ils tournaient sans cesse la tête à droite et à gauche, examinant soigneusement si dans le fond d’une cour ou à l’entrebâillement d’une porte, ils n’apercevraient pas un pantalon rouge ou un canon de fusil. Ils passèrent devant notre porte et s’arrêtèrent devant le débit de tabac tenu par Jacques Chartier. L’un deux descendit de cheval, acheta du tabac puis remonta en selle. Pendant ce temps, les gens du pays étaient accourus et entouraient les deux cavaliers qu’ils regardaient comme des bêtes curieuses. On s’écarta pour leur livrer passage ; ils allèrent jusqu’à l’extrémité du bourg puis revinrent sur leurs pas et s’en allèrent sains et saufs, car on avait aperçu sur les derrières du bourg d’autres hussards qui n’avaient pas manqué de courir prévenir le gros de la troupe si un bruit suspect leur avait appris qu’on aurait fait un mauvais parti à leurs camarades.

Toute la nuit, on entendit des pas lourds et cadencés, c’étaient des patrouilles qui venaient examiner si le pays était réellement tranquille et dépourvu de troupes. Cette inspection nocturne fut probablement satisfaisante, car le lendemain 14 octobre, 600 cuirassiers blancs vinrent occuper le pays.

 

Ces cavaliers étaient des hommes de haute taille à barbe rousse. Ils étaient coiffés d’un casque d’acier à pointe de cuivre et en petite tenue une sorte de béret d’un blanc douteux leur couvrait la tête. Sous leur brillante cuirasse était une tunique blanche dont la couleur primitive disparaissait sous une forte couche de crasse et de saleté. Leurs jambes disparaissaient dans d’énormes bottes qui leur montaient jusqu’au milieu des cuisses. Les ogres d’autrefois devaient en avoir de pareilles. Ils n’accrochaient pas leur sabre comme nos cavaliers, mais le laissaient traîner derrière eux dans un grand bruit de ferraille. Ces colosses n’étaient pas d’une agilité rare, car malgré les étriers dont était munie leur selle, ils ne parvenaient que fort difficilement à se hisser sur leurs grands chevaux de Mecklembourg, et comme chaque matin, ils venaient se ranger devant l’école, un grand nombre se servait, pour monter à cheval, du banc de pierre sur lequel nous nous asseyions les soirs d’été.

Je me rappelle toujours qu’un matin, devant chez Guiset le tourneur, un des cavaliers, après deux ou trois essais infructueux pour se mettre en selle, se fit apporter une chaise grâce à laquelle il parvint tout de même à enfourcher sa monture.

Photo sur plaque de verre de la classe d'Honoré Champdavoine

à Epieds en Beauce en 1871

Les cuirassiers, comme je l’ai dit tout à l’heure, se rangeaient chaque matin devant la classe, et après l’appel, un peloton se mettait en route par la rue de Villiers et au bout du jardin à Pointereau coupait au galop à travers les champs pour remplacer une grand garde qui était établie sur une garenne de la ferme de Saint-Georges. Ces cavaliers quittèrent Épieds le mardi 18 octobre.

Le séjour des Prussiens à Épieds n’avait pas permis au boulanger Perdereau de renouveler sa provision de farine et le pain commençait à se faire rare. Mon père n’ayant pu en trouver au bourg immédiatement après le départ des cuirassiers blancs se mit en route vers Prénouvellon, espérant trouver chez mon oncle Durand le pain qu’il manquait à la maison. Il avait pris à travers champs évitant à dessein les chemins pour ne pas rencontrer de patrouilles ou de coureurs ennemis.

 

Dans le lointain, on entendait gronder sourdement le canon. Nous apprîmes quelque temps après que Châteaudun avait été bombardé et brûlé ce jour-là par les Prussiens qui y avaient commis des atrocités par lesquelles ils s’étaient déjà signalés à Bazeilles et ailleurs au début de la Campagne.

Mon père approchait de Champfroid quand par-dessus le mur qui longeait la rue, il aperçut les casques d’un peloton de cuirassiers bavarois . Il entra alors par la porte du jardin dans la cour de Eugène Egret notre cousin et s’y cacha sous un hangar derrière des voitures pour éviter la rencontre des ennemis. Malheureusement, il avait été aperçu et les cavaliers entrèrent dans la cour. Deux d’entre eux mirent pied à terre, et le pistolet au poing, commencèrent à chercher. La petite fille de la maison, Marie, alors âgée de 4 ans, ayant vu mon père, courut sous le hangar tandis que la mère disait à papa : « sortez donc mon cousin ». Mon père, qui était guêtré, quitta sa retraite et fut immédiatement entouré par les ennemis, ceux-ci l’ayant placé au milieu de leurs chevaux pour l’emmener, lui disaient : "vous franc-tireur, capout !". Papa n’était pas fier, et on le serait à moins, la perspective d’être fusillé n’ayant rien d’attrayant. Il leur dit qu’il n’était pas franc-tireur mais ‘« choumaître ». Les Allemands entendirent probablement Schuler qui dans leur langage signifie écolier et comprirent alors maître d’école, car lui montrant le clocher de Prénouvellon, ils ajoutèrent : « Ici ? » Papa répondit « Ya, Ya » (oui, oui)

 

Et les Bavarois, après avoir encore baragouiné quelque chose, le relâchèrent, ce qui lui causa un grand soulagement, car lorsque l’on a une femme et deux enfants à la maison, la menace de la mort est quelque chose de bien terrible.

 

Pendant que mon père était ainsi en péril à Prénouvellon, ma mère reçut à Épieds la visite inattendue de deux hussards rouges, l’un paraissait tout jeune, l’autre déjà d’un certain âge portait une épaisse barbe rouge et avait une fort mauvaise figure. Le plus jeune mit pied à terre et entra dans la maison comme chez lui. Apercevant la lampe, il la montra à ma mère en lui disant : "Madame, chantelle pour gapitaine". On la lui remit, mais ce n’était pas suffisant, il fit comprendre qu’il fallait encore lui donner du pétrole pour l’alimenter, et pendant qu’on cherchait une bouteille, le vieux hussard resté à la porte faisait un bruit effroyable , il énumérait probablement les sonores jurons dont la langue allemande est si riche. Le jeune soldat qui n’avait pas l’air rébarbatif de son compagnon disait : "Madame, hâtez-vous, camarade méchant". Ma mère n’avait pas besoin de cet avertissement pour se dépêcher car la voix du soudard s’entendait fort bien et si l’on ne comprenait pas, le ton n’indiquait pas un discourt bien rassurant. Pour ma part, j’avais grand peur et sa vue seule m’avait si effrayé que je n’avais pas osé retourner voir à la porte. La bouteille à pétrole trouvée, le hussard l’emporta ainsi que la lampe, et avec son farouche compagnon, ils continuèrent leur route.

Clarisse Durand épouse d'Honoré Champdavoine, mère de Louis

avec sa fille Marthe vers 1875

Le mardi 4 octobre, quelques jours avant l’apparition des Prussiens dans nos campagnes, nous vîmes défiler un soir tout un régiment de lanciers. Je me rappelle encore leurs longues lances auxquelles étaient attachées de petites banderoles rouges et blanches, quelques-unes étaient déchirées. Le régiment se fractionna à la sortie du bourg, les uns allèrent camper à Cerqueux, d’autres à Favelles, d’autres s’arrêtèrent à Plantepoux. La nuit avait tombé déjà, les soldats avaient fiché leurs lances en terre, et les chevaux étaient attachés par un pied de devant à de longues cordes. Ces lanciers venaient de Meung/Loire, leurs voitures de vivres étaient en retard, ils n’avaient pas de pain. Le boulanger et les particuliers cuisirent la nuit, mais je crois que lorsque le pain put être rassemblé et livré aux troupes, celles-ci avaient déjà levé le camp depuis une heure ou deux, de sorte que ces pauvres soldats durent partir à jeun ou attaquer leurs vivres de campagne, si toutefois ils en avaient. Dans la journée passèrent les ravitaillements. Cet incident qui ne fut malheureusement pas isolé montre dans quelles conditions défavorables nos troupes se mettaient en marche.

 

Du mardi 18 octobre au mardi 8 novembre, il ne se passe rien de remarquable, seulement on ne dort pas tranquilles et souvent la nuit on est réveillé en sursaut par de violents coups de crosse appliqués dans les portes pour les faire ouvrir. C’est la manière habituelle des Allemands pour annoncer leur présence pendant la nuit et témoigner ainsi le désir de faire un bon somme sous le toit des Français.

Pendant le jour, on en voit aussi défiler de tous les uniformes et de tous les corps fantassins prussiens coiffés du casque à paratonnerre, le pantalon dans les bottes, chasseurs à pieds au schako de cuir bouilli à deux visières et à l’uniforme vert, artilleurs traînant après eux de longs canons d’acier semblables à des tuyaux de poêle. Le casque des artilleurs portait au lieu d’une pointe une boule de cuivre. On voyait également défiler des Bavarois coiffés d’un casque surmonté d’une chenille noire, ce qui les faisait ressembler un peu à nos pompiers.

 

La plupart étaient malpropres, leurs cheveux longs recelaient, paraît-il, des mines inépuisables de vermines et leurs longues barbes mal peignées leur donnaient une physionomie qui n’avait rien de rassurant. Ils ont prouvé d’ailleurs à Bazeilles, à Loigny et ailleurs ce dont ils étaient capables.

La salle de classe à chaque passage de troupes se transformait régulièrement en dortoir, les tables avaient été mises dans la cour et servaient pour découper la viande au grand détriment des ardoises qui ne tardaient pas à se briser sous l’effet répété des coups de hachette.

 

Les Teutons allaient chercher chez Fouquet notre voisin de la paille qu’ils étendaient au travers de la salle et après avoir allumé des chandelles qu’ils plantaient un peu partout au risque de mettre le feu, ils finissaient pas s’installer, soufflaient les lumières et s’endormaient laissant leurs fusils en faisceaux sur les trottoirs.

 

Ils avaient une manière de faire le feu qui n’était pas celle de tout le monde : ils dressaient des bourrées dans les cheminées et les allumaient par le bas en un rien de temps, une flamme gigantesque s’élançait dans la cheminée et si le ramoneur n’y avait pas passé, le feu s’y mettait 8 fois sur 10. Pour faire leur popote, ils entassaient de chaque côté de la cheminée, tout le long du mur, des charbons ardents et c’est sur ces fourneaux improvisés et économiques, puisque le combustible ne leur coûtait rien, qu’ils faisaient bouillir leurs marmites.

 

Le lendemain matin après leur départ, le propriétaire revenait chercher sa paille et moi, je ramassais les balles et les capsules qui s’étaient échappées de leurs gibernes. Leurs cartouches avaient à cette époque une enveloppe de papier et se défaisaient facilement de sorte que le lendemain de chaque passage, j’avais toujours une petite récolte à faire.

Le lundi 7 novembre, un cavalier apporta de Coulmiers, l’ordre de conduire tous les chevaux et voitures à Orléans et demanda un reçu. On fit avertir en sous-main les cultivateurs qu'ils conduisent leurs voitures dans les carrières de Mauny et qu’ils enlèvent un écrou. Quant aux chevaux, ils furent cachés dans le bois des Hôtels et de la Bretellerie. Quelques voitures furent même abandonnées au milieu des champs. Une d’entre elles fut laissée dans le carrefour formé par les routes d’Épieds à Saintry, à Perreuse et la route du Mans. Les Allemands ayant pu se procurer un cheval l’attelèrent mais au bout de 50m, la roue se détacha et le véhicule tomba sur le côté. Les ennemis furieux de ne pouvoir retourner cette voiture tailladèrent les rais à coups de sabre.

 

Jusqu’au 9 novembre, la classe avait continué presque sans interruption, mais la bataille de Coulmiers y mit fin forcément.

Le 8 novembre, après la sortie de 4 heures, les enfants des villages de Favelles, Pressailles, Poiseaux, Villemare, voulurent comme chaque soir retourner chez eux, mais de l’autre côté du Moulin de Plantepoux, ils trouvèrent leur chemin barré par un cordon de hussards de la mort. Les enfants voulurent franchir les lignes en passant à travers champs, mais les cavaliers mirent sabre au clair et leur donnèrent la chasse. Plusieurs reçurent des coups de plat de sabre et furent contraints de revenir au bourg. L’un deux, Albert Chardon, en s’enfuyant avait perdu ses sabots dans une moutarde. Ces pauvres garçons passèrent la nuit chez des parents ou des amis. Manitan, enfant de l’hospice, qui n’avait personne, coucha chez nous et ma mère, le lendemain matin, alla chercher les sabots d’Albert Chardon. Vous pensez combien les parents, en ne voyant pas rentrer leurs enfants, étaient inquiets, mais il était absolument impossible de circuler.

 

Un vieux mendiant nommé François Chapelain, ayant voulu passer quand même, fut tué à coups de mousqueton par les Prussiens qui ne permirent à personne de venir le relever. Le lendemain seulement après la retraite des avant-gardes ennemies devant les éclaireurs français, ceux qui avaient été de loin témoins de la mort du malheureux, purent enlever son cadavre.

       Gilles-Paul Champdavoine, grand père de Gilles découvreur des archives, fils ainé de  Louis rédacteur de cet article et Louis Champdavoine.

Le mercredi 9 novembre, dès le matin, mon père et plusieurs voisins montèrent sur une meule de paille située au bout de notre jardin afin de mieux voir les mouvements des troupes françaises qui s’approchaient. Tout en faisant leurs réflexions, ils indiquaient du bras la direction où l’on apercevait nos soldats. Des hussards prussiens placés en vedette près de la croix de Villiers, examinaient également les mouvements des troupes. Ils prirent probablement les gestes de nos observateurs pour des signaux faits aux Français, car immédiatement plusieurs cavaliers se détachèrent du groupe et accoururent au galop vers la meule. Il est inutile de vous dire que chacun s’empressa de fuir au plus vite à travers les jardins, les plus ingambes (qui a un usage normal de ses jambes) avaient retrouvé une souplesse de jarrets incroyable. Une heure ou deux après cet incident, les hussards de la mort passèrent derrière le bourg et nous vîmes bientôt arriver des chasseurs à cheval. Papa en conduisit quelques uns ayant à leur tête un vieux maréchal des logis chevronné et à travers champs, ils se dirigèrent vers le cimetière. Arrivés au coin du mur, mon père leur indiqua les carrières de la Fileuse et des Crottes comme pouvant receler une embuscade.

 

Comme pour confirmer ses pressentiments, plusieurs coups de feu furent tirés par les vedettes des hussards de la mort à 600, 700 m, et des balles sifflèrent à leurs oreilles. "Retirez-vous, retirez-vous !" lui dit alors le sous-officier. Papa s’empressa de profiter de la permission et se retira derrière le mur. Il vit alors le sous-officier faire feu sans descendre de cheval sur un cavalier prussien qui se trouvait sur la hauteur de la Fringale. La balle dut passer bien près, car le cheval fit un bond prodigieux et faisant volte face disparut avec son cavalier derrière un pli de terrain.

 

Rentré dans le bourg, mon père vit les rues remplies de soldats qui passaient par toutes les issues pour gagner à travers champs, tandis que l’artillerie défilait au grand trot, sur la route de Saintry à Cheminiers. Une batterie s’installa sur une hauteur près de la Fringalle et ouvrit aussitôt le feu contre les pièces bavaroises établies près des carrières des Crottes. La riposte ne se fit pas attendre et les obus percutants vinrent s’abattre en ronflant près des canonniers français. Un habitant nommé Pierre Dugué plus connu sous le nom de Manceau resté seul à la Fringalle allait de temps à autre à sa porte pour examiner le champ de bataille qui s’étendait à ses pieds. A un moment, il vit un obus bavarois éclater dans la batterie et ouvrir le ventre d’un artilleur dont les entrailles sortirent aussitôt. Le malheureux les contint avec ses mains et avançant de quelques pas tomba raide mort, la face contre terre. Le Manceau rentra dans sa maison et prit une chaise. A peine était-il assis qu’un obus troua le pignon de la maison, passa entre lui et la cheminée, traversa l’autre mur et éclata dans le toit à porcs. Le bonhomme craignant un second projectile se hâta de gagner sa cave et y resta caché pendant le reste de la bataille.

 

Le passage des troupes françaises à la Croix Pignard était parfaitement visible pour les Bavarois de Coulmiers, aussi envoyèrent-ils quelques obus qui ne blessèrent personne, mais firent déguerpir au galop les curieux qui regardaient passer les soldats. Fidèle Riby s’en alla en emportant un éclat de projectile qu’il avait ramassé encore tout chaud.

 

Le général Dubarry installé chez le notaire M. Maury ayant déclaré que l’occupation du bourg pouvait être nécessaire, ordre fut donné de l’évacuer et bientôt tous les habitants à l’exception de quelques uns quittèrent leurs maisons et gagnèrent les hameaux voisins occupés par les Français. Mon oncle Durand, le frère de ma mère, était venu chez nous. Il me prit à califourchon, papa prit ma sœur Marthe, alors âgée d’un an, dans ses bras et toute la famille se dirigea par le chemin de Villiers vers Prénouvellon. Arrivés à l’entrée du hameau, nous entrâmes dans une ferme habitée alors par Félix Pousse. Au bout d’un quart d’heure, mon père nous quitta pour aller, disait-il, voir ce qui se passait dans le bourg. Bientôt arriva dans la ferme un homme désarmé vêtu d’une blouse blanche et se disant franc-tireur. Il paraissait blessé légèrement à la main droite : c’était probablement un de ces braves qui disparaissaient au moment du feu pour se montrer quand l’heure du danger est passée et raconter leurs prouesses.

Nous vîmes ensuite un soldat amener sur un cacolet (bât comportant deux sièges placés sur le dos d’un cheval) un lieutenant blessé d’un éclat d’obus à la cuisse. Le soldat se fit signer un reçu et retourna vers le champ de bataille.

 

A un moment où j’étais sorti de la cour pour voir si mon père revenait, j’aperçus au loin cinq ou six boules de feu décrire une courbe dans l’air et disparaître dans une ferme (j’ai su depuis que c’étaient des bombes incendiaires). Un quart d’heure après, une large colonne de fumée s’élevait au dessus des bâtiments de Bordebuse qui furent en grande partie incendiés et forçant à sortir les Français qui s’y étaient abrités.

Après avoir attendu inutilement mon père pendant plusieurs heures, ma mère et mon oncle se décidèrent à gagner Prénouvellon. Nous dûmes traverser toute la cavalerie du général Royau qui reculait en suivant la route de Pré à Charsonville. Il fallait que ma mère et mon oncle courent en nous portant pour passer entre les escadrons et les batteries qui continuaient leur mouvement sans s’arrêter. Nous entrions à Chamfroid comme les cuirassiers en manteau blanc qui formaient la fin de la colonne défilaient devant nous.

Ma mère passa une nuit agitée comme on peut le croire, car on était sans aucune nouvelle de mon père. Aussi, le lendemain, le bruit du canon ayant cessé, mon oncle nous reconduisit en voiture à Épieds. Nous trouvâmes l’entrée de la rue de Villiers encombrée de voitures et de piétons, c’étaient les habitants qui revenaient prendre possession de leurs demeures. La nôtre était pleine de blessés, il y en avait 72 dans la salle de classe et dans la mairie. On avait mis les tables dehors et sur la paille étaient couchés de pauvres malheureux dont les membres avaient été broyés par les éclats d’obus ou fracassés par les balles. La plupart des blessés avaient été atteints aux membres inférieurs. Mon père était là et voici ce que lui était arrivé depuis son départ de Villiers : lorsqu’il fut à la Croix, il aperçut un fanion planté au fond du jardin et un factionnaire auprès. Il vint alors jusqu’à l’école, la porte en avait été enfoncée, et on y déposait les blessés que les voitures d’ambulance et des cacolets amenaient du champ de bataille. Quand l’école fut pleine, on en mit dans la mairie située au premier étage. Mon père les prenait sur son dos et les transportait en haut, une traînée rouge marquait le chemin parcouru et on ne pu jamais faire disparaître complètement ces traces de la guerre, car le sang avait imprégné le bois et lui avait communiqué une teinte noirâtre.

 

L’école des filles était également occupée par l’ambulance. La sacristie servait de salle d’amputation et chaque matin, on ramenait dans une brouette les bras et les jambes rigides que l’on avait jetés d’un tas dans un coin. Nos malheureux soldats étaient soignés d’une façon plus que sommaire, les infirmiers avaient tout l’air d’ivrognes qui se grisaient probablement avec l’argent enlevé par eux aux militaires décédés. Tous les soldats à leur arrivée avaient quelques sous et quand on enlevait leurs corps pour les conduire au cimetière, et qu’il était nécessaire de les fouiller pour connaître leur identité et écrire à leurs malheureux parents, on ne trouvait plus rien.

Les chirurgiens faisaient leur métier en amateurs et non en homme de devoir et de cœur. Aussi les pauvres blessés moururent presque tous. On les déposait dans le corridor qui séparait la classe de la maison et je me rappelle en avoir vu lorsque je passais dans la cour. Une quarantaine sont enterrés dans le cimetière. Une fièvre pernicieuse engendrée par le défaut de soins, le tétanos qui suivait ordinairement les amputations, conduisaient ces malheureux à la tombe. Quelques-uns tombèrent en putréfaction dès l’instant de leur mort. Ainsi mon père se rappelle toujours qu’un matin, dans l’école, à l’heure où la voiture passait pour prendre les morts, il fallut charger le cadavre d’un malheureux chasseur décédé la veille, ou peut-être le matin même, Aimable Gauthier le ceint par les épaules et mon père par les jambes, mais leurs doigts s’enfoncèrent dans la chair et une odeur nauséabonde se dégagea quand ils le soulevèrent et ils lâchèrent prise et s’enfuirent dans la rue pour respirer. Au bout de quelques instants, ils revinrent et après s’être bâillonnés, ils purent terminer leur funèbre besogne. Dans l’église, le même cas se présenta : c’était un varioleux qu’il s’agissait de sortir. Frédéric Pinsard et mon père durent réclamer le concours d’un infirmier, celui-ci leur aida et ils parvinrent enfin à le hisser dans la voiture.

 

Les pauvres soldats s’étaient presque tous confessés en arrivant à l’ambulance, les aumôniers avaient passé puis avaient rejoint l’armée. Pendant un jour ou deux, les malheureux se plaignirent puis tout s’apaisa. On ne les entendait que demander à boire et on a remarqué que tous ceux qui succombèrent tout en ayant leur connaissance ne souffraient plus pendant les derniers jours qui précédaient leur mort. Un fut enterré dans le jardin de l’institutrice.

Le soir de la bataille, quelques prisonniers avaient été ramenés des Crottes et rangés le long du mur de la mairie, un caporal français les fouilla minutieusement et les dépouilla de leur argent et leur couteau. Ce fait accompli sous les yeux de mon père lui donna une bien triste opinion de ce Français qui paraissait ressembler ainsi aux rapaces soldats germains par leur côté le plus honteux.

Quand après avoir relevé les blessés, il fallut procéder à l’ensevelissement des morts, on s’aperçut que des hommes sans cœur avaient dépouillé un grand nombre de cadavres, non seulement l’argent avait disparu, mais encore des vêtements et les sacs éventrés prouvaient qu’on avait minutieusement examiné tout ce qui pouvait avoir de la valeur. Aussi, un certain nombre de ces soldats tombés bravement pour la défense du pays durent être enterrés sans que l’on sache leurs noms et leurs malheureux parents n’ayant jamais reçu avis de leur décès attendent peut-être encore leur retour. Entre Cheminiers et l’Ormetteau, quarante tirailleurs allemands embusqués derrière des tas de fumier furent tués et restèrent sur place, parce que leur position trop avancée ne permit probablement pas à leurs ambulanciers de les relever. Ces malheureux furent trouvés complètement nus, n’ayant pour vêtement qu’une ceinture de flanelle. Des misérables les avaient dépouillés dans la nuit. Il fut rapporté à la mairie la ceinture d’un soldat français tué sur Gémigny. On avait tranché cette ceinture par le milieu afin de prendre la pièce d’or dont on voyait encore l’empreinte et qui se trouvait dans l’intérieur de la poche intérieure sur laquelle était brodé en soie le nom suivant: Jacquelot le Bois Rouvray à Quimper. Sa mère prie de donner de ses nouvelles à cette adresse.

 

Nota : Jacquelot engagé volontaire, sergent au 9ème bataillon de chasseurs à pied tué près de Cheminiers et enterré sans le cimetière de Gémigny.

Morts : Runche, capitaine, à Saintry chez Marotte ? – Lechesne, lieutenant, à Épieds – Gaulet , capitaine, à Cerqueux

 

Un misérable à qui un blessé français avais offert son argent pour être transporté à l’ambulance poussa le cynisme jusqu’à prendre cet argent et à abandonner ensuite l’infortuné à son triste sort. Ce dernier amené postérieurement à l’église reconnut parait-il son détrousseur qui se hâta, dit-on, de disparaître dès que le blessé voulut raconter son histoire aux assistants.

A Épieds, la bataille de Coulmiers coûta la vie à 2 habitants, François Chapelain, tué à coups de pistolet par les hussards de la mort le 8 novembre, et Pierre Lesourd de Cheminiers atteint à l’épaule et au nez d’un éclat d’obus qui avait traversé sa maison d’outre en outre, cet homme transporté chez M. Thimothée des Francs, à Recouvrance Orléans, pour y être soigné mourut des suites de sa blessure.

 

A Cheminiers, chez la femme Piffara, des mobiles entrés pour boire restèrent cachés pendant la bataille. Ils envoyaient de temps en temps la femme à la porte pour voir si l’on se battait encore.

Lorsque la paix fut conclue, mon père me conduisit un jour sur le champ de bataille du côté de la croix Genty. Je me rappelle avoir trouvé une étoupille et des morceaux d’obus dont je remplis mon petit tablier. Les fossés des bois de l’Ormetteau, qui avaient d’abord abrité les Bavarois et ensuite les Français, étaient jonchés de débris de cartouches sur une épaisseur d’au moins 10 centimètres. En revenant, on me donna à La Fringale un culot d’obus ayant l’aspect d’un disque comme ceux dont on se sert pour jouer à la quille.

 

Après le 9 novembre, sauf les soins à donner aux blessés, nous avons été assez tranquilles, on voyait passer les troupes françaises dont nos yeux étaient bien déshabitués.

Le lundi 28 novembre, un mobile de Maine-et-Loire nommé Jean Courant – 4ème bataillon – 2ème Compagnie atteint de fièvre scarlatine reste chez nous. On le mit coucher dans la chambre du haut, mais au bout de quelques jours, apprenant la réapparition des Prussiens, on le plaça sur un matelas et mon père, aidé de Théophile Pinsard, le descendirent et l’installèrent dans le cabinet. Les Prussiens vinrent le visiter à plusieurs reprises, afin de voir s’ils pouvaient le faire prisonnier. Ils demandaient : « Malade ! ». Alors mon père me montrait couché dans mon lit (On me faisait mettre au lit quand une colonne prussienne était signalée. Afin de sauvegarder le mobile et par précaution, on mettait à côté de moi le pain qui se trouvait à la maison, car les Allemands ne laissaient traîner aucune provision). Ils répondaient : "Nix, nix, malade soldat". Jean crachait des caillots sanguinolents dans sa gamelle, mon père la présentait aux visiteurs et ceux-ci s’en retournaient.

Un jour, deux hulans entrèrent sans façon dans la maison et se dirigèrent directement vers le cabinet. Je courus prévenir mes parents qui étaient occupés à tirer un seau d’eau. Un autre jour, un Prussien aperçut sur une selle près du lit de Jean une paire de souliers, il s’en empara et répondit en excellent français à mon père qui lui faisait observer que ces souliers étaient les siens : "Ça ne fait rien"

 

Un Prussien entra un jour dans notre chambre à coucher et apercevant entre l’armoire et un lit de fer du linge entassé, il l’enleva et y découvrit, caché un demi pain : il le mit sous son bras et s’en alla tranquillement. Inutile d’ajouter qu’il oublia de payer son emplette et même de dire merci !

Dans un grenier perdu au-dessus de la mairie, le voisin Fouquet-Venot avait caché quelques pains bis. Les Prussiens ne les découvrirent pas, je crois même qu’ils n’eurent jamais l’idée d’aller au grenier, mais les rats, qui avaient le flair plus développé, trouvèrent la cachette et ils mangeaient le pain par un bout tandis que Fouquet en coupait par l’autre.

 

Le 7 décembre, les Prussiens firent la chasse aux poules. Ils les poursuivaient le sabre à la main et les décapitaient dès qu’elles étaient à portée. L’une d’elles fut saisie et tuée en face la fenêtre de la cuisine.

Un soldat acharné à la poursuite d’un malheureux volatile passa au travers de notre haie afin de continuer sa chasse.

Un jour, deux soldats du Train des landeverter  entrèrent à la maison et l’un deux, apercevant le carnier d’arpentage suspendu à un clou, s’en empara et le passa à son cou, en disant que ça serait pour mettre son pain, mais mon père protesta et saisissant la courroie d’une main menaça du poing le voleur et le bouscula à la porte de la cuisine. L’autre soldat regardait la scène en riant, disant à mon père : "camarade méchant". Toujours est-il le carnier fut rendu et les deux landeverter sortirent sans rien emporter.

 

Le 8 décembre, les Allemands avaient éprouvés de grandes pertes à Cravant, aussi étaient-ils furieux. Ceux d’Épieds se saisirent de tous les soldats malades et les emmenèrent prisonniers. Un cuirassier, Basile Duflot, alité chez Melot fut arraché de son lit et emmené sur pieds par ces barbares. Le pauvre homme mourut probablement en route. Un autre soldat resté chez Aimable Gauthier fut entraîné, ayant pour chaussures les sabots de Mme Gauthier. Jean Courant seul fut laissé chez nous, les autres malades dénoncés probablement par des espions furent emmenés en captivitén où bien peu durent parvenir. On a toujours supposé que parmi les malades se trouvaient de faux éclopés chargés de renseigner exactement les ennemis, car dans la maison Nouvellon étaient restés parmi de vrais malades des soldats ayant l’accent germain. On les avait pris pour des Alsaciens et c’étaient vraisemblablement des espions prussiens, car dans la nuit qui précéda l’arrivée des ennemis, ils disparurent sans laisser de trace, ils avaient été raconter à leurs chefs ce qu’ils savaient.

 

Dans le courant de décembre, quelques Allemands attirés par un bruit insolite aperçurent par-dessus les murs des jardins un brave paysan, le père Polon (Napoléon Moreau) qui, croyant les ennemis bien loin, était en train d’occire un porc. Les Prussiens n’eurent garde de déranger le bonhomme, mais dès qu’il eut abandonné le monsieur pour aller chercher de la paille afin de le griller, les spectateurs arrivèrent en force sur le lieu du meurtre et chargeaient l’animal sur leurs épaules, l’emportèrent si lestement que quand Polon revint, son cochon avait disparu. La douleur du propriétaire était navrante : " Cristinés ! matin ! un si biau p’tit cochon que je gardais pour moi et mon gendre Mary "  Le fait est que l’aventure était loin d’être amusante surtout à une époque où les vivres faisaient si souvent défaut.

 

Dans le même mois, les voleurs du cochon ou d’autres jugèrent bon de se rafraîchir un peu. A cet effet, ils fracturèrent les portes de la cave à Peillau (Renard) et apportèrent dans la salle de la mairie des pots de lait et de crème, des chaudrons et de grandes cuillères. Le lait fut versé dans les chaudrons et chacun des assistants y puisa à volonté, ceux qui n’avaient pas de couvert se servant tout simplement de leur main en guise de cuillère. Mon père étant entré dans la salle au moment de ce petit régal, l’un des gourmets lui dit : "Mossié, nous tenons grand conseil".

C’est dans la salle de la mairie qu’un soir comme j’étais à côté de mon père, un hulan, autant que je puis me rappeler, car j’avais seulement 5 ans, me prit dans ses bras, m’embrassa et fit comprendre à papa qu’il avait chez lui des petits enfants dont l’un était à peu près de ma taille.

Un autre soir, dans notre cuisine, un autre hulan originaire de Pologne, donna un « thaler » (pièce de monnaie en argent) à M. Lejalon, alors curé d’Épieds, en le priant de dire des messes pour lui afin qu’il revoit son pays et sa famille.

 

Le 5 janvier, plusieurs soldats pénétrèrent dans notre cave et s’emparèrent de différents objets, argenterie et linge, qui se trouvaient dans des malles retirées imprudemment de leur cachette. Papa ayant voulu descendre dans la cave, un des voleurs lui porta un coup de hachette à hauteur de tête qui ne porta pas, grâce à un mouvement instinctif de recul que fit mon père.

Un jour, les ennemis frappèrent à la porte du presbytère, le curé M. Lejalon ne s’étant pas hâté d’ouvrir, ils escaladèrent furieux le mur de clôture, forcèrent la porte d’entrée, descendirent à la cave où après s’être gorgés de vin, ils arrachèrent les cannelles de deux tonneaux dont le contenu se répandit sur le sol. Quant à M. Lejalon, il s’était hâté de quitter sa demeure devant cette attaque furibonde et s’était réfugié chez un voisin Pilate qui lui prêta des effets civils afin de lui permettre de se soustraire aux pillards qui furieux le cherchaient partout. M. Lejalon dut rester, je crois, deux jours déguisé.

 

Un jour qu’en convoi les Allemands passaient, l’escorte s’empara du côté de la rue de Villiers d’un cheval dont le propriétaire Crépin réclamait en vain la restitution. Fidèle Pointereau et d’autres hommes qui se trouvaient à passer dirent aux Allemands qu’il y avait un bien meilleur cheval dans une cour voisine, la cour Nouvellon. Ceux-ci allèrent voir, laissant le cheval aux mains de Pointereau, qui le ramena lentement par la longe vers son écurie. Ils suivirent Crespin et ramenèrent une malheureuse rosse rouge qui avait je crois une jambe cassée et en tout cas incapable de servir. L’officier en l’apercevant cria à Pointereau qui emmenait le cheval par la longe : "nix, nix, retour ! retour !" Pointereau, quoique-en sabots, au lieu d’obéir n’en fit qu’une ni deux, il enfourcha le cheval et le talonnant vigoureusement s’enfuit au galop. Les Prussiens firent jouer les batteries, leurs fusils, et le mirent en joue, mais craignant d’atteindre leurs camarades placés devant le café Gilotin, ils ne tirèrent pas.

Au tournant de l’église, cheval et cavalier disparurent, les Prussiens coururent après, mais ne purent retrouver l’un et l’autre. Le cordier Plu, à qui on demandait le nom de l’homme qui avait pris le cheval, eut la présence d’esprit de répondre qu’il ne le connaissait pas, que ce n’était pas un homme du pays. Pointereau avait caché le cheval dans un toit de la cour à Eugène Chardon et s’était lui-même réfugié dans la chambrette au-dessus du four où le boulanger Perdereau mettait ses sacs de braise. Il y resta plusieurs heures et ne rentra chez lui que bien tard. Sa femme éplorée demandait en vain aux passants ce qu’il était devenu. Personne ne l’avait vu et on craignait fort qu’il ne lui soit arrivé malheur.

 

Notre voisin, Théophile Pinsard, possédait une grange ; pendant un certain temps, deux cavaliers (des dragons) y installèrent leurs chevaux. Curieux comme le sont tous les enfants, j’eus un jour l’audace de les suivre dans la grange au moment où ils rentraient et je leur demandai ce qu’ils faisaient là, mais leur langage incompréhensible pour moi m’effraya et je me hâtai de sortir de la grange pour retourner près de mon père qui en ce moment causait devant notre porte avec un voisin.

Un jour, une colonne d’infanterie passait devant notre porte, allant dans la direction de l’église. Sur le côté gauche était un cheval complètement dégarni qui accompagnait la colonne. La pauvre bête était probablement fourbue puisqu’elle paraissait abandonnée. Près d’elle, à pied, son propriétaire probablement, un officier la piquait de la pointe de son sabre, je n’ai jamais su si c’était pour la faire avancer ou de colère d’être démonté, toujours est-il que Théophile lui tendit une corbeille contenant un peu d’avoine. Le cheval s’arrêta et le suivit jusqu’à son hangar qui bordait la rue et la colonne continua sa marche. Le cheval était probablement très malade ou épuisé de fatigue, car le lendemain matin, il était encore à la même place, mais couché et raide, la campagne était finie pour lui !

 

Malgré l’occupation, on pouvait parfois circuler avec une sécurité relative entre les communes voisines, car un jour, maman, qui m’avait emmené à Charsonville où j’avais passé un certain temps, revint me chercher. En revenant avec elle, nous vîmes dans un fossé, près du bourg, une carcasse de cheval que des chiens s’efforçaient de déchirer. Ce cheval dont la peau avait été enlevée n’offrait pas un spectacle bien joli avec sa chair rouge à nu et son ventre ouvert. Vers la croix au prêtre, on ramassa une botte que maman cacha sous sa jupe en apercevant au loin cinq uhlans en patrouille qui venaient dans notre direction. Ils passèrent près de nous en silence et continuèrent leur route.

Je ne me souviens pas si je fis un ou plusieurs séjours à Charsonville, mais je me rappelle avoir recueilli soigneusement la boîte à cigares que les Prussiens me laissaient généreusement après les avoir vidées.

Elvira Marie Désirée Champdavoine institutrice à Charsonville

pendant la guerre de 1870 

Une fois, deux spahis vêtus de grands manteaux blancs, montés sur de petits chevaux s’arrêtèrent à l’école des filles et attachèrent leurs montures le long du mur puis allumèrent un petit feu. L’un deux, dont la figure était basanée, me prit dans ses bras et m’embrassa. J’avoue que malgré ce costume étrange et cette figure qui ressemblait à celle d’un ramoneur, je n’eus point peur parce qu’on m’avait dit que ces Arabes étaient des bons Français par le cœur.

Après un séjour de quelques heures à peine, dont un gamin Simon Dupuis, le fils du maréchal, avait profité pour grimper sur un des chevaux pendant l’absence des cavaliers, les deux Arabes remontèrent en selle et s’éloignèrent au trot. J’avais remarqué que leur sabre restait suspendu à leur selle et n’était pas attaché à leur ceinture comme pour les autres cavaliers.

 

Une autre fois, toujours à Charsonville, un régiment d’infanterie fit halte et je vis les soldats creuser la terre avec leurs sabres-baïonnettes pour faire des fourneaux et installer leurs marmites.

J’accompagnais souvent papa chez l’adjoint M. Barrault qui remplissait les fonctions de maire, attendu que celui-ci était absent de la commune. J’y remarquais un jour, un officier d’artillerie dont le casque portait une boule au lieu de pointe et la jugulaire était accrochée à cette boule. Comme la conversation que papa pouvait avoir avec ces messieurs ne m’intéressait probablement guère, je sortis à la grande porte pour me rendre compte de bruit que je venais d’entendre. Je vis alors passer sur une petite voiture une sorte de gros tuyau de poêle. C’était l’idée première qui me vint à l’esprit, ce n’est bien plus tard que je sus que le tuyau de poêle était tout simplement un canon.

 

Quand la paix fut signée, les Allemands devinrent moins exigeants, on les regardait, je ne dis pas avec plaisir, mais avec moins de crainte. Un jour, deux Prussiens vinrent loger chez nous dans la belle chambre. A peine arrivés, ils ôtèrent leurs casques et les mirent sur la cheminée, puis ils débouclèrent leurs ceinturons, les mirent sur la commode et s’asseyant, ils démontèrent leurs fusils. Pendant qu’ils faisaient ce travail, j’avais suivi mon père dans la chambre. Il ouvrit leurs gibernes et examina leurs cartouches sans qu’ils disent rien, mais ce fut moi qui pris la parole en braillant de toutes mes forces quand mon père voulut me coiffer avec le casque d’un des soldats que cette petite scène faisait rire aux éclats.

 

Dans les fréquents passages de troupes qui traversèrent le bourg après l’armistice, j’eus un jour l’occasion de voir comment s’exerçait la discipline. Je me trouvais avec la bonne de M. Maillet qui, dans le clos près du chemin de Mauny, chargeait de la paille dans une brouette, lorsque nous entendîmes du bruit. Je revins avec elle dans la maison de son maître, je profitai d’un intervalle pour traverser la colonne et me mettre auprès de notre porte pour regarder passer les soldats. Je vis alors un pauvre diable de fantassin qui suivait péniblement les rangs en boitant. Il tenta de dire quelque chose à son chef, mais celui-ci le frappa brutalement sur les reins à coups de plat de sabre et au bas des reins à coups de bottes. Le malheureux s’efforça alors de regagner son rang sans mot dire.

 

Ce fut la samedi 11 mars 1871 que le dernier Allemand quitta définitivement mon pays natal et peu à peu les traces de l’invasion disparurent à leur tour. Ces débris de toutes sortes que des troupes en guerre abandonnèrent sur leur passage se firent de plus en plus rares. Aimable Gauthier débarrassa la remise à pompe des vêtements provenant de l’ambulance de la mairie, les balles furent fondues et devinrent des palets pour jouer à la quille, les éclats d’obus allèrent chez le marchand de ferrailles et de chiffons, les casques se réfugièrent dans quelques coins obscurs des greniers, les canons de fusils devinrent des canons à lessive, les bottes prussiennes servirent pendant plusieurs heures à garnir les sabots des garnements qui usent leurs chaussures avec une rapidité désespérante pour les parents. Les fusils recueillis dans les mairies furent transportés à Orléans. Aujourd’hui, il est fort difficile de trouver, même dans les endroits où le séjour de troupe fut fréquent, et où eurent lieu des combats, un objet qui rappelle la terrible invasion des barbares, car si rien ne se perd, tout se transforme, soit par la main de l’homme, soit par celle bien plus lourde du temps. Ces tertres, ces tumulus à l’herbe verdoyante, ces petites croix de bois, plantées au milieu d’un champ ou au détour d’un chemin, qui indiquaient que là, dormait un pauvre soldat ignoré, un héros obscur, tout cela a disparu. Une pyramide dans un cimetière, une date de 1870, rappellent seules aux jeunes générations qu’il y a déjà longtemps des masses de jeunes gens armés foulèrent les plaines aujourd’hui si tranquilles, et saisis d’une rage incompréhensible se jetèrent les uns sur les autres, couvrant les champs de débris fumants, d’armes sanglantes et de cadavres.

 

Oui, la guerre est un fléau, c’est une œuvre barbare, un déni de civilisation, une monstruosité. Néanmoins, pour éviter son retour, préparons-nous y soigneusement afin que l’aspect de notre force maintienne prudemment chez des voisins envieux et jaloux une réserve qui les oblige à une sage attitude.

Pendant un certain temps, les enfants de l’école arrivaient le matin avec un chassepot sur l’épaule, parfois l’arme était fracassée, soit qu’elle ait été recueilli ainsi après la bataille, soit que les Allemands en aient brisé volontairement crosse, comme ils l’avaient fait pour les fusils des pompiers qu’ils avaient trouvés à la mairie.

Je m’étais emparé d’un de ces fusils brisés, j’y avais attaché une ficelle, et mettant cette arme en bandoulière, moi gamin de 5 ans, je me promenais ainsi gravement accoutré dans la cour ou le jardin. Il y avait une petite carabine prussienne munie d’une chaînette qui me faisait bien envie, mais je n’osais enfreindre l’ordre de mes parents qui m’avaient, avec raison, défendu d’y toucher.

En effet, quelques-unes de ces armes ramassées un peu partout étaient chargées et pouvaient occasionner des accidents. C’est ainsi qu’un charretier de mon oncle Durand étant un jour venu nous amener, je crois du bois, entra dans la remise à pompe pour examiner les fusils, il en prit un au hasard et pressa la détente : une détonation retentit à ses oreilles et la balle traversa la cheminée de la salle, l’imprudent sortit de la pièce tout pâle et tout tremblant d’émotion.

Honoré Champdavoine Instituteur à Gidy vers 1887. Son fils Paul au 2ème rang à gauche.

Un jour, papa me coiffa d’un casque de cuirassier qui avait été laissé par les Prussiens, me boucla sa cuirasse et sa grande latte et m’envoya ainsi harnaché souhaiter le bonjour à Théophile Pinsard, notre voisin. J’avoue que je n’étais pas très à mon aise, le casque me couvrait une partie du visage et mon corps dans la cuirasse faisait l’effet d’un battant dans une cloche. Mes genoux heurtaient les rebords de l’armure et rendaient ma marche difficile. Les armes brisées et celles qui étaient entières, ainsi que l’armure complète du cuirassier, casque, cuirasse, sabre et pistolet furent mises dans deux caisses et transportées à Orléans, ainsi que le prescrivaient les instructions reçues à cet effet. Il resta dans un placard de la remise pompe une boîte de fer contenant des cartouches de revolver. J’y regardais de temps en temps et un beau jour, j’en pris une, j’arrachai la balle et après l’avoir raclée pour en diminuer le calibre, je l’introduisis dans le canon d’un vieux pistolet d’où elle sortit violemment par accident pour venir se loger dans mon poignet droit. L’amour des armes et une blessure, voilà quels ont été pour moi, enfant de 5 ans, les résultats de la guerre franco-allemande.

Honoré Champdavoine à l'école de Bucy Saint Liphard  en 1892 avec son épouse Clarisse et sa fille Marthe

Cartes nécrologiques de Louis-Honoré Champdavoine et de son fils Louis Champdavoine rédacteur du présent article