Auguste Le DENTU:Au château de Villepion
Les lignes qui suivent sont extraites du livre d'Auguste Le DENTU
chapitre VII.
Elles sont reproduites ici avec l'aimable autorisation de Charles le DENTU
au château de Villepion
Notre journée à nous n’était pas finie. On était venu m’avertir qu’il y avait des blessés dans deux fermes situées à une certaine distance de Terminiers. A force de recherches, le comptable était parvenu à trouver quatre charrettes.
A huit heures du soir (nous n’avions encore rien pris de la journée), au moment où nous nous mettions à table autour d’un dîner des plus rudimentaires, on m’annonça l’arrivée d’un chirurgien militaire. Ayant appris notre présence à Terminiers, il venait me prier de me rendre avec lui au château de Villepion où de nombreux blessés attendaient encore du secours. Il ne pouvait seul faire face à tant de besogne.
Quant à ses impressions sur la bataille, il les résumait en un mot plus éloquent à lui seul que tous les récits : c’était un Waterloo ! Ce jugement me parut tellement exagéré que je fis à part moi mes réserves et ne lui accordai qu’une demi-confiance. Je ne comprenais pas un Waterloo, sans une déroute générale qui, à l’heure qu’il était, nous aurait déjà entraînés bien loin en arrière.
Le château de Villepion, situé à environ trois kilomètres au nord-ouest de Terminiers, était un des points où la lutte avait été la plus vive. Pris et abandonné plusieurs fois par l’ennemi et par nous, il était finalement resté entre nos mains.
Nous eûmes rapidement franchi la distance comprise entre Terminiers et le château. Le froid, d’une extrême intensité, avait répandu sur le sol cette teinte blanche que le Parisien, abrité derrière les carreaux d’une chambre bien chaude, aime à contempler sur le pavé de la rue, et qui lui arrache cette exclamation contre laquelle les frileux protesteront à tout jamais : « Quel beau froid il fait aujourd’hui ! ».
Une lune splendide ajoutait à cette blancheur l’éclat de ses rayons argentés. La boue des jours précédents, congelée en crêtes et en sillons, rendait la route horriblement cahoteuse.
L’omnibus et les charrettes se signalaient aux grand’gardes prussiennes par un bruit énorme. Des voitures d’ambulance pouvaient seules s’aventurer ainsi en avant du front de l’armée, sans le moindre souci de donner l’éveil.
Deux ou trois compagnies de mobiles gardaient le château. A cause de la grande proximité de l’ennemi, le commandant avant défendu d’allumer des feux et ordonné de mettre au fourreau les baïonnettes, dont le miroitement aurait trahi la présence des Français dans ce poste avancé. Il était interdit de parler à haute voix. Un murmure confus se dégageait seul de cette masse silencieuse.
L’intérieur du château offrait le plus triste spectacle. L’entassement des morts et des blessés côte à côte dépassait tout ce que j’avais déjà vu. La porte principale était barrée par un cadavre. Il fallut le repousser violemment pour entrer.
Dans les différentes pièces gisaient pêle-mêle des soldats de toutes armes couchés sur de la paille. Impossible d’avancer sans heurter de temps à autre un pied ou une main blessée. Alors, c’étaient des cris affreux, d’autant plus pénibles à entendre qu’on les avait provoqués malgré toutes les précautions.
Une odeur suffocante s’exhalait de toutes ces plaies fraîches et sanglantes. Il y avait là un malheureux petit mobile qu’un obus avait traversé au niveau des hanches. Il vivait encore, mais dans un état de stupeur telle qu’il ne souffrait pas beaucoup. Comme je lui aurais volontiers donné le coup de grâce !
Deux autres avaient un bras presque entièrement détaché ; quelques coups de ciseaux achevèrent l’amputation.
Je fis porter les morts au dehors ; la main d’un de ces cadavres s’étendant brusquement par suite des mouvements qu’on lui imprimait, alla frapper au visage
un blessé, son voisin. Celui-ci s’essuya la joue sans broncher et sans faire la moindre réflexion.
Dans les écuries, même encombrement ; en revanche il y faisait moins chaud.
Partagés en quatre petits groupes, éclairés par un simple bout de bougie et suivis d’un infirmier, nous nous mîmes sans tarder à la besogne. Le pansement de tant d’hommes en de pareilles conditions offrait de réelles difficultés. On avait la plus grande peine à glisser le pied entre tous ces corps serrés les uns contre les autres.
A une heure du matin, nous n’avions pas encore fini.
Vers minuit il y eut une vive alerte, presque une panique dans les compagnies de mobiles. Le commandant m’ayant fait venir, m’annonça que le château était cerné, qu’il allait tâcher de gagner quand même Faverolles, village situé en avant et à gauche de Patay, et me demanda de lui servir de guide. Pour le coup je fus stupéfait, non d’apprendre que nous étions cernés, mais de la demande du commandant.
Je lui répondis que si réellement l’ennemi nous avait enveloppés, c’était depuis peu (car trois heures auparavant nous étions partis de Terminiers sans rencontrer un Prussien) ; que je n’avais pas fini avec les blessés du château, que je ne connaissais pas la région située en avant de Patay, que ma carte était restée à Terminiers, et que, ayant laissé dans ce village le gros de mon ambulance, je devais le rallier aussitôt que je serais libre de m’en aller.
Alors les mobiles se disposèrent en file, franchirent avec précaution la grille du château, et se glissèrent le long d’un bouquet d’arbres tout voisin. Pas une détonation n’arriva jusqu’à nous ; à moins de supposer que ces deux ou trois cents hommes se fussent rendus sans même un semblant de résistance, il était probable qu’ils avaient passé tout à leur aise.
L’idée d’être pris avec eux dans un même coup de filet m’avait été assez désagréable. La très-petite somme d’argent qui nous restait était entre mes mains. En me séparant de la plus grande partie de l’ambulance, l’ennemi l’aurait privée de ses dernières ressources. « Après tout, je n’y puis rien, » me dis-je en moi-même. « Si nous sommes cernés, nous le verrons ; jusque-là, occupons-nous de notre affaire ! » Ma bonne étoile ne me trahit point. Quand tous les pansements furent terminés, je promis aux blessés de revenir le lendemain, et leur laissai de l’eau, du pain et un peu d’eau-de-vie. C’était tout ce que nous pouvions faire pour le moment.
On plaça quatre officiers dans les charrettes ; plusieurs blessés montèrent dans l’omnibus et nous partimes tandis que le fouet de notre cocher claquait au milieu de la grande plaine silencieuse, comme une ….. Après avoir croisé deux ou trois….. françaises, nous rentrâmes à Terminiers…… nuit quelque peu aventureuse m’avait vivement impressionné ; je sentis qu’elle s’était gravée dans ma mémoire en traits indélébiles.
Pendant mon absence, les deux sections de l’ambulance envoyées à des fermes voisines, avaient exécuté ponctuellement toutes mes recommandations et ramené quelques blessés. Celle que j’avais laissée à Terminiers avait reçu un convoi de plusieurs voitures annoncé dans la soirée ; Un des chirurgiens, ne sachant où loger les blessés, avait avisé une grange occupée par un colonel et bon nombre d’officiers. Sur ses instances, ces derniers, y compris le colonel, évacuèrent la place et allèrent chercher fortune ailleurs.
Rentré dans la ferme qui nous servait de quartier, je trouvai mes compagnons alignés côte à côte sur le carreau d’une petite chambre, où l’on m’avait gardé une place sur un sommier élastique. Je me jetai dessus harassé de fatigue et m’endormis bientôt, songeant au lendemain qui ne pouvait manquer d’être terrible.